Immatriculée conception

Tout comme n’importe quel véhicule, un avion est identifié par un numéro d’immatriculation, dont les premières lettres permettent de déterminer sa nationalité. Par exemple les immatriculations françaises vont toutes commencer par la lettre « F », les immatriculations italiennes par la lettre « I » ou encore les immatriculations irlandaises par les lettres « EI ».

La nationalité de l’avion est celle de son pays d’immatriculation[1]. En revanche, la nationalité de l’avion n’est pas forcément la nationalité de la compagnie qui l’opère.

Compagnie

Si vous observez attentivement les appareils de la compagnie italienne Alitalia, vous remarquerez que la très grande majorité d’entre eux portent des marques d’immatriculation commençant par « EI », donc qu’ils sont immatriculés en Irlande. La compagnie par contre possède bien un certificat de transporteur aérien délivré par l’Autorité italienne[2].

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Airbus A321 Alitalia, immatriculé en Irlande (EI-IXI). @Leandro Ciuffo

De la même manière, les compagnies russes Aeroflot ou Rossiya exploitent des avions immatriculés principalement aux Bermudes ou en Irlande, deux pays considérés comme étant plutôt accueillants en terme de fiscalité.

A contrario, vous aurez beau chercher, vous ne trouverez aucun avion exploité par une compagnie française qui arbore une immatriculation étrangère.

Petite précision importante, nous parlons bien ici d’avion exploité par une compagnie (donc qui apparait sur la liste de flotte de ladite compagnie). Il peut très bien arriver qu’une compagnie aérienne française affrète ponctuellement un avion d’une autre compagnie, dans ce cas l’immatriculation de cet avion pourra tout à fait être étrangère. C’était par exemple le cas pendant la dernière grève d’Air France, où de nombreux vols ont été opérés par des aéronefs étrangers.

Mais alors pourquoi les compagnies françaises ne sont elles pas aussi rusées que les compagnies russes ou italiennes en allant immatriculer leurs avions dans des paradis fiscaux ? D’autant plus que dans le contexte économique actuel, chaque petit avantage glané sur la concurrence est toujours bon à prendre.

Forcément la réponse est loin d’être aussi simple.

« Lessors »

Il est fortement probable que les sociétés AERCAP ou GECAS n’évoquent pas grand chose pour vous. Et pourtant ces deux poids lourds de l’aviation ne sont ni plus ni moins que les plus gros clients de Boeing ou d’Airbus.

AERCAP et GECAS sont leaders dans la catégorie « lessors », à savoir la location d’avions aux compagnies aériennes. Chacune de ces sociétés possède à elle seule plus d’avions que la plus grosse compagnie aérienne mondiale, American Airlines. Pour se donner un ordre d’idée, en 2016, la compagnie américaine avait une flotte d’environ 950 appareils, dont 430 étaient en location. AERCAP possède à elle seule 1490 avions (dont 340 en commande). Et elle n’est pas la seule à dépasser le mastodonte américain, puisque les 4 premiers « lessors » sont chacuns propriétaires de plus de 600 avions[3].

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TOP 10 lessors en 2017 par flotte d’avions.

Outre leur flotte impressionnante, ce qui caractérise ces sociétés c’est leur localisation géographique particulièrement stratégique qui ne doit rien au hasard. Par exemple 5 lessors du top 10 ont leur siège social implanté en Irlande, et la plupart d’entre eux possède au moins une succursale à Dublin ou à Shannon.

La location d’aéronef est loin d’être une pratique anecdotique. Qu’il s’agisse de crédit-bail (possibilité d’achat à terme) ou de location pure, la plupart des compagnies mondiales y ont recours.

Par exemple au 31 décembre 2016, la compagnie Air France avait une flotte de 227 avions, dont seulement 82 étaient sa propriété (soit environ 36%). Les 145 autres étaient en location.

Autre exemple, Transavia, qui possède une flotte de 26 Boeing 737-800, dont à peine 3 sont en pleine propriété[4].

Chez nos voisins transalpins, la pratique est carrément généralisée, puisque la compagnie nationale Alitalia ne possède plus qu’une dizaine d’appareils sur une flotte totale d’environ 120 avions[5].

A l’inverse, la compagnie Irlandaise Ryanair est propriétaire de l’intégralité de sa flotte de Boeing 737[6].

Le cas français

En France, les propriétaires d’avions de ligne n’ont pas besoin de se creuser la tête à chercher des montages fiscaux complexes, la Loi est claire[7]: les compagnies aériennes possédant un certificat de transporteur aérien français ne peuvent effectuer une activité de transport commercial qu’au moyen d’aéronefs enregistrés sur le registre d’immatriculation français. En clair, une compagnie française ne peut exploiter que des avions immatriculés en France.

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Code de l’Aviation Civile.

Petit exemple chez Air France, sur deux Airbus A320 inscrits sur la liste de flotte de la compagnie : l’un est propriété de la compagnie basée à Paris (F-GKXC), l’autre est détenu par la société AERCAP basée en Irlande (F-GKXM).

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Il existe cependant une petite exception, permettant aux compagnies d’exploiter un appareil étranger dans la période de transition avant l’immatriculation au registre français.

De même qu’une personne morale ou physique qui souhaiterait immatriculer son avion de ligne en France devrait uniquement justifier d’une activité commerciale basée en Europe.

Il existe quelques rares cas de compagnies étrangères qui exploitent des avions immatriculés en France, comme par exemple la Slovène SiAVIA, spécialisée entre autre dans les vols charters pour équipes de sport. La compagnie est Slovène, le locataire est Français, et le propriétaire est Maltais.

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Embraer 145 immatriculé en France (F-HFKE) mais exploité par une compagnie Slovène.
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L’avion est bien listé sur la liste de flotte de la compagnie enregistrée en Slovénie.
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Enregistrement sur le registre français.

Le cas irlandais

En Irlande, la Loi est plus restrictive qu’en France pour ce qui concerne les conditions permettant d’immatriculer son avion. Il faut par exemple que le propriétaire ait son lieu de résidence ou d’affaire en Irlande. Une société basée à Paris n’étant pas enregistrée en Irlande ne pourrait pas faire immatriculer ses avions dans ce Pays.

Dans le registre d’immatriculation irlandais, on ne trouve donc que des avions dont les propriétaires sont basés en Irlande.

Exemple d’un 747 opéré par la compagnie russe Rossiya, immatriculé en Irlande :

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Extrait du registre irlandais avec le nom du propriétaire irlandais du 747 opéré par Rossiya.

Quelles obligations pour les Etats d’immatriculation ?

La notion de nationalité d’un aéronef n’est pas anodine. En effet, l’Etat d’immatriculation a des obligations en terme de sécurité, puisqu’il doit s’assurer que tous les avions inscrits sur son registre d’immatriculation sont conformes aux règles de l’aviation civile internationales. Cet Etat doit également contrôler la navigabilité de l’avion, validée par la délivrance d’un certificat de navigabilité. C’est un petit peu comme un contrôle technique pour une voiture.

Maintenant imaginez l’Autorité des Bermudes, territoire Britannique de 70 000 habitants, devoir assurer le contrôle de la navigabilité de tous les avions immatriculés sur son registre. Rien que pour la flotte d’Aeroflot, il faudrait plusieurs dizaines de Bermudiens à temps complet.

Heureusement, ce cas de figure a été prévu dans la Convention de Chicago[8]. L’article 83bis permet à une Autorité d’immatriculation de transférer tout ou partie de ses obligations de surveillance à l’Autorité du pays dans lequel est basée la compagnie qui opère cet avion. A condition toutefois qu’un accord bilatéral ait été signé entre les deux Etats concernés.

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Protocole bilatéral d’application de l’article 83bis entre l’Italie et l’Irlande.

Pour en revenir à l’exemple d’Aeroflot avec ses avions immatriculés aux Bermudes, il existe bien un protocole d’accord entre ces deux Etats pour appliquer l’article 83bis de la Convention de l’OACI. L’Autorité des Bermudes transfère donc toutes ses obligations en matière de contrôle des aéronefs à l’Autorité russe. Elle se contentera juste de signer et de mettre son tampon sur les documents officiels (certificat de navigabilité par exemple).

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Certificat de reconnaissance des Autorités des Bermudes qui valide les licences russes des pilotes volant sur les aéronefs immatriculés aux Bermudes.

Mais alors quel est l’intérêt pour la Russie de devoir assurer le rôle et les obligations d’un autre Etat, tout en se passant de certains revenus issus de taxes diverses ?

Et bien l’intérêt est le même que celui qu’a l’Italie de laisser ses compagnies immatriculer des avions en Irlande.

Protection des loueurs d’avions

L’Italie, tout comme la Russie, et comme de nombreux autres Pays, ne sont pas des Etats qui protègent suffisamment les propriétaires d’avions. Les garanties juridiques permettant la restitution de l’aéronef à son propriétaire en cas de litige, banqueroute de la compagnie ou encore saisie sont extrêmement faibles, voire inexistantes. Et c’est justement ce qui effraie les loueurs d’avions.

Le risque pour un lessor de voir un de ses avions saisi par la Justice ou par un créancier est bien trop important, d’autant que la durée d’immobilisation peut être interminable au gré des procédures judiciaires. C’est donc potentiellement un risque de perte financière énorme.

En 2001 a été signée au Cap une convention entre 69 Etats relative aux garanties internationales sur les matériels mobiles (dont les aéronefs)[9]. Ce texte a pour but entre autre d’assurer des garanties aux propriétaires d’avion lorsque ceux-ci sont immatriculés dans un pays ayant ratifié cette convention. Or, à ce jour, certains pays n’ont pas ratifié la partie relative aux aéronefs, dont la France et l’Italie. En revanche, l’Irlande l’a ratifiée depuis 2006. En clair, si vous immatriculez votre avion dans un pays ayant ratifié ce texte, vous êtes protégés contre la banqueroute de la compagnie à qui vous avez loué votre avion. Par exemple l’Irlande vous assure de pouvoir récupérer votre bien en moins de 60 jours en cas de problème.

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Pays ayant ratifié la Convention du Cap. L’Irlande l’a fait en 2006, pas la France ni l’Italie.

Cette convention méconnue du grand public a d’ailleurs eu rapidement quelques conséquences sur les immatriculations d’avions. En 2012, la compagnie scandinave SAS, qui faisait face à quelques difficultés financières, à été contrainte par un de ses loueurs d’avion (en l’occurrence le français Crédit Agricole via une branche irlandaise) à modifier l’immatriculation de deux de ses Airbus A330. Ces deux avions étaient immatriculés l’un en Suède et l’autre au Danemark, mais ces deux Etats n’avaient pas encore ratifié la convention du Cap. En revanche, la Norvège l’avait fait. Du coup pour se protéger, le Crédit Agricole a demandé à ce que les deux avions passent sous pavillon norvégien. (La Suède et le Danemark on depuis ratifié ce texte, en 2016.)

Cet exemple montre que le risque est d’autant plus grand que certaines compagnies sont depuis plusieurs années à la limite de la faillite. Alitalia en est l’exemple parfait. A tout moment la compagnie nazionale risque la banqueroute, avec tout ce que cela implique en terme de saisie mobilière. Souvenons nous que 90% de sa flotte est louée. Seule solution pour inciter les loueurs à ne pas déguerpir avec leurs avions sous le bras : autoriser les propriétaires à immatriculer leurs avions dans des Pays protecteurs. Il est d’ailleurs intéressant de constater que le transfert d’immatriculation du registre italien vers le registre irlandais s’est accéléré au même rythme que les déboires de la compagnie Alitalia.

Si l’Italie décidait d’appliquer la même règle que la France, il est probable que du jour au lendemain Alitalia se retrouverait avec une flotte de 15 avions : les siens.

De la même manière, les loueurs acceptent de louer des appareils aux compagnies russes à la condition expresse de pouvoir les immatriculer dans un Etat qui leur garantit de pouvoir récupérer leur bien rapidement en cas de litige : donc par exemple en Irlande ou aux Bermudes.

Ajoutez à cela une petite spécificité propre à nos amis russes, chez qui les taxes d’immatriculation sont plus élevées si vous voulez immatriculer un aéronef qui n’est pas de construction soviétique (par exemple il sera plus cher d’immatriculer un Boeing plutôt qu’un Tupolev)[10]. Une raison de plus d’inciter les propriétaires à se tourner vers d’autres Etats.

En 2017, l’agence Russe de l’Aviation Civile a déclaré vouloir imposer aux compagnies russes d’immatriculer tous leurs avions en Russie sous 3 ans, de la même manière qu’en France[11]. Une petite révolution.

Et au final ?

En réalité, avoir ses avions immatriculés en Irlande n’apporte aucun avantage financier aux compagnies italiennes ou russes. C’est même plutôt pour certaines un signe de mauvaise santé financière. Cela leur permet tout juste de pouvoir continuer à louer des avions en période de crise, sans effrayer les loueurs.

Pour les loueurs en revanche, la situation est plutôt avantageuse. Outre la sécurisation de leurs biens, l’enregistrement aux registres irlandais ou bermudien ouvre la porte à de belles économies sur le plan fiscal. L’Irlande par exemple a signé une convention avec 59 Pays permettant de ne pas subir de double imposition. A cela s’ajoutent un faible taux d’impôt sur les sociétés (12,5%) et plusieurs autres dispositifs incitatifs en particulier sur les locations d’avion.

Certaines compagnies ont quand même tenté de tirer profit au maximum des conditions avantageuses offertes par l’Irlande.

En septembre 2017, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a tranché un litige entre la compagnie Ryanair et certains de ses salariés, qui étaient basés en Belgique mais a qui on avait imposé un contrat de travail irlandais[12]. La CJUE a estimé que la nationalité des avions n’était pas un critère valable pour justifier cette pratique. Pour la Cour, ce qui importe c’est l’endroit où sont basés opérationnellement les avions et les équipages. Cette décision porte un coup aux compagnies qui espéraient adapter les contrats de travail de leurs salariés aux conditions du pays d’immatriculation de leurs aéronefs.

Concernant les compagnies françaises, en supposant une modification de la Loi, l’intérêt d’avoir des avions immatriculés en Irlande serait plus que limité. Les loueurs y trouveraient leur compte, mais pas sûr que cela soit le cas pour les compagnies. Par exemple Air France devrait se créer une filiale Irlandaise dont l’activité serait basée en Irlande, et qui devrait détenir la propriété de tous ses avions. Mais au niveau fiscalité le montage n’échapperait certainement pas à l’impôt français si la maison mère restait basée en France.

Jusqu’à présent, les loueurs d’avion ne semblent pas effrayés par le contexte français, plus favorable que l’italien. L’Etat français en exigeant des immatriculations françaises pour ses compagnies impose sa souveraineté, et montre sa volonté d’assurer entièrement le contrôle et la surveillance de la navigabilité des aéronefs volant sous ses couleurs. Il est probable que l’Etat français ne souhaite pas non plus s’asseoir sur de substantielles rentrées fiscales générées par les bénéfices engrangés par les contrats de location.

Au final, la concurrence entre compagnies se joue sur de nombreux terrains, mais pas forcément sur celui de l’immatriculation des avions.


[1] Un aéronef qui effectue des vols internationaux doit porter des marques de nationalité (drapeau) et des marques d’immatriculation

[2] 81 avions sur les 98 composant la flotte sont immatriculés en Irlande (Airfleet)

[3] Air Finance Journal

[4] Données bilan AF/KLM au 31/12/2016

[5] Alitalia + Alitalia Cityliner. Données bilan Alitalia 2017

[6] Au 28/02/2018 : 426 Boeing 737 enregistrés au registre irlandais sous le nom de RYANAIR DESIGNATED ACTIVITY COMPANY

[7] Article R330-4 du Code de l’Aviation Civile

[8] Convention relative à l’OACI, signée en décembre 1944 à Chicago

[9] Signée le 16 novembre 2001, entrée en vigueur le 1er mars 2006

[10] Actuellement 82% des avions de construction occidentale qui opèrent en Russie sont immatriculés aux Bermudes ou en Irlande

[11] Déclaration de Mikhail Bulanov, directeur adjoint de l’Agence fédérale des transports aériens (Rosaviatsia) lors de l’Aircraft Finance and Leasing Conference, Moscou, mai 2017.

[12] Arrêt de la Cour (2ème chambre)du 14 septembre 2017

2 commentaires Ajouter un commentaire

  1. Matthieu dit :

    Bonjour,
    Les articles sont toujours de très bonne qualité, merci de nous en profiter.
    Juste une précision concernant les avions immatriculés en F-O, qui eux permettent d’accéder à des exonérations de taxes :
    « Les appareils basés en dehors de la France métropolitaine peuvent être immatriculés en F-O. Dès lors qu’ils sont basés en dehors de la France métropolitaine, les aéronefs sont dispensés des droits et taxes d’importation. Le certificat modèle 846 A n’a donc pas être fourni pour l’immatriculation de ces appareils. »

    Cliquer pour accéder à RP211021.pdf

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